lundi 8 avril 2013

Printemps sur la ville


« J'aimais cette fille en cette saison qui nous appartenait,
et qui était loin d'être finie. » – Sur la route, Jack Kerouac


Le vent frais de mars soulève la poussière comme un soupir en majeur, et entasse la neige contre les murs en petits tas bien sages, bien sales. Saint-Roch la grise devient soudainement dorée dans le couchant, mon écharpe se déroule avec mes souvenirs à mesure que mes pas foulent tous ces endroits lourds de sens, lourds de silence ; lourds de toi et moi, ce nous fantomatique qui adhère sous ma langue sans que je n’arrive à en déloger l’âpreté. Le printemps éparpille les miettes de mes histoires rafistolées au gin tonic, et je les regarde s’échapper sur les dalles poussiéreuses de la rue Saint-Joseph qui s’éveille avec le soleil de mars. L’odeur du printemps, la terre froide qui respire enfin et moi qui m’enivre de tous ces souvenirs qui ont poussé à même les murs de la vieille ville. De la mauvaise herbe dans les craques des parois, qui ouvre les écluses, et qui déverse toutes ces images que j’ai peine à retenir depuis que le froid nous a fracassés jusqu’à l’oubli ; et je cueille ces restes de nous que mars enfouit sous les derniers monticules de neige, comme pour me remémorer que l’été jouait à cache-cache avec le temps, et que tu t’es tapi quelque part où tu parviens peut-être un peu à m’oublier.

Les dalles poussiéreuses de Saint-Joseph s’étendent comme une pellicule abîmée où s’inscrivent nos heures mortes depuis trop longtemps, heures tronquées par l’ivresse et la chaleur oppressante d’un été que ne refroidissait qu’un vent de nouveauté. Le sable et la neige s’entremêlent, la pointe de mes souliers se couvre de fange jusqu’à Dorchester, et j’entreprends malgré l’heure le pèlerinage de ma culpabilité.

 L’escalier du Faubourg à remonter, vivre à rebours. Cet escalier que je ne descends qu’en pensant à cette nuit humide volée au monde, ta main sur mes hanches pour évacuer le tango de notre ivresse, des confidences éthyliques sur ces bancs déserts, noyées dans ces baisers dont je ne me rappelle qu’à moitié. La curiosité qui m’étouffe, ou peut-être n’est-ce que mon cœur qui bat trop vite sous le poids de l’essoufflement. Je m’assois là où je m’étais reposée, ma main sur les laques froides qui accueillent désormais ton absence. Mon cou tendu vers la gauche mais, cette fois, il n’y a que le vent où enfouir mon visage. Un vent froid teinté d’or, il est presque cinq heures, juillet est loin derrière maintenant, et pourtant j’ai encore la sensation brouillée de ton flanc chaud contre mes paupières. Les nuits chaudes et humides, la sueur parfumée au Jägermeister, mon babillage incessant pour masquer la nervosité et la détresse qui me clouaient au premier banc du bord, entre ce petit bar sur Saint-Jean et ta presqu’île d’appartement. Des phrases improvisées en solo, et ton accord tacite comme une basse continue, ta voix chaude de contrebasse que je n’ai jamais su écouter derrière mon empressement à me déterrer un peu d’espoir derrière la douceur de tes doigts. Les mots que l’on garde pour soi pour jauger ta constance, des mots qui ont spolié ta confiance, et qui sont les seuls dont je me rappelle dans ma quête impuissante jusqu’à toi. Mars renaît et fait fondre la glace, chuchote dans mon cou des phrases que tu as peut-être dites, et je me construis un semblant d’histoire d’amour avec quelques clichés épars qui n’auraient jamais eu autant de portée si tu avais d’emblée parlé.

Me lever, remonter Sainte-Claire la frigide en allumant une cigarette. Fumer pour ne plus réfléchir, fumer pour oublier. Expirer la boucane comme si les souvenirs allaient s’étouffer avec elle. Suivre l’inégalité du pavé où titubent nos deux fantômes un peu fous, de plus en plus proches dans la pâleur presque scandinave dans la fumée de mes cigarettes. Mon ascension croise leur dérive, je les méprise du coin de l’œil, dans cette larme presque figée où reluit tout ce mélodrame retenu qui les attend en bas, dans une chambre poussiéreuse en désordre. Au lieu de quoi, je détourne le regard vers cette porte zébrée et leur laisse revivre cette comédie qui éclatera dans quelques semaines, dans une odeur de sexe, de marijuana et de saleté.

Le parvis mort de l’église, la rue Saint-Jean que j’avais dévalée pour te retrouver parce que j’étais en retard de m’être battue avec mon mascara et des sentiments mort-nés. Des éclats de jazz captés devant le Fou Bar, ta silhouette un peu triste à Place d’Youville devant une fête africaine devant laquelle tournaient peut-être les mots que tu n’osais pas encore me dire. Mais en ce moment, il n’y a que la patinoire où s’entassent des enfants maladroits et le vide au creux de mes paumes. Jeter le mégot au coin Saint-Angèle, tourner sur la côte du Palais, contempler la Place d’armes que l’hiver m’empêche encore d’atteindre : mais à quoi bon, cette fois, escalader le muret jusqu’à la vue panoramique – il n’y aura plus de silence paisible, de Kilkenny sirotées clandestinement, de mots qui s’agrippaient au bout de mes lèvres et que je taisais de toute petites gorgées de bière.

Arcade Fire me revient en tête, et je fais comme si j’avais pensé à ces paroles à ce moment, trente degrés et fin-juillet, lors de l’irruption policière et inopinée de ces drôles d’adolescents qui fourrageaient derrière nous.

We ran our bikes to the nearest park
Sat under the swings and kissed in the dark
We shield our eyes from the polices’ lights
We ran away, but we don’t know why

S’enfuir en riant, débouler jusqu’au parc Victoria et à la candeur initiale. Les feux de la ville plein la tête, le Cirque du Soleil en background. La sensation fraîche des canettes contre mes lèvres, et le goût crémeux de la Kilkenny qui me ramène toujours à cette balade nocturne près de la rivière à te déballer mes angoisses de petite intellectuelle à la recherche d’elle-même. S’asseoir par terre sur les berges de la Saint-Charles, pieds nus vers l’eau sombre, nos yeux qui s’agrippaient parfois en triomphant sur cette timidité de gamins.

L’amour aurait pu goûter la bière irlandaise en cannes et l’eau à demi salée de la Saint-Charles. Il aurait pu naître au bout de tes cils, si j’avais osé chercher ta main dans ce parc où notre histoire n’aurait jamais dû se vautrer. J’aurais dû m’appuyer sur ton épaule, te prendre la main, poser ma bouche sur le bout de tes doigts ; j’aurais dû combattre ma peur, mes principes idiots et surtout cette peine d’amour absconse que je traînais encore derrière nos ébats. Mais il était déjà trop tard, tu n’étais plus qu’à demi présent, et je me crée désormais des histoires avec ce qui n’existait alors même plus.

La Saint-Charles est toujours sereine, sur l’heure du souper, et elle commence tranquillement à sentir l’été au travers toutes ces effluves printanières.

Des soirs à effacer dans les aléas d’une promenade en ville, cet été mort qui s’effeuille et qui renaît malgré les reliefs de la neige de mars. La neige fond, je redécouvre les miettes que notre empressement a tuées. Un été à ravaler avec les mots en trop, à oublier avec la renaissance du printemps. Mars qui fond, ton souvenir qui reste.

Le soleil se couche, du Prince-Édouard s’illumine de lampadaires et des phares des voitures ; ma présence ici n’est qu’un leurre, et ton absence brille encore plus fort. Marcher jusqu’à de la Couronne, griller une deuxième cigarette pour masquer l’envers d’un chagrin usé à la corde. Tes doigts sur des cordes de guitare, tes doigts sur le piano, tes doigts sur mon corps redevenu vierge de tous les autres avant. Respirer la fumée, et oublier ; souffler sur les enseignes, contourner les passants, accélérer le pas en baissant les yeux. Je sais où mes pas me mènent, je flanche sous la pression, et me voilà devant ton drôle d’appartement brinquebalant à toiser maladivement ta fenêtre. Fermée et sombre à ce temps-ci de l’année : comme nous deux.

Le mur de la bibliothèque est froid, mais le support qu’il offre à mes jambes flageolantes et mon émoi en pagaille compense bien pour sa température. Mes yeux clos, mes sentiments dévoilés dans la pénombre, je suis à nouveau dans cet entre-toit ensoleillé où toute la poussière valsait au-dessus de notre semblant d’amour.

Ta main sur ma cuisse comme un sceau de possession. Ta bouche sur ma paume comme pour retenir le trop-plein, et le transformer en un soupir de désir.

Faire l’amour maladroitement sur un matelas drôlement confortable. Faire l’amour en riant, aux prises avec nos teints de lendemain de veille et nos corps gourds. Faire l’amour en silence, avec une haleine des joints fumés hier et la musique de Pink Floyd en sourdine. Faire l’amour en évitant de se regarder, ton piano et tes guitares comme catalyseur d’ardeur jusqu’aux ongles dans ton dos. Faire l’amour pour une dernière fois, en tripotant les restants de passion qui nous avaient rivés l’un à l’autre, un soir moite de juin qui a collé aux laques de ton plancher poussiéreux.

De la lumière à ta fenêtre. Je recule dans l’ombre, mars dans les bottes, les pieds imbibés par la slush et l’ennui, l’œil aux aguets et le souffle rauque contre les briques ocre. Je ne veux pas être surprise et pourtant, qu’est-ce que je fais là, devant chez toi, statut de glace à contempler avidement la fenêtre de ton appartement ? Statut de glace carnavalesque, statut de sel qui personnifie toutes ces larmes que je n’ai pas osé verser. Je jongle avec les mots mordillés, les phrases sans but devenues lambeaux sous la langue. Une pierre cueillie à mes pieds, toute fraîche et polie contre mes mains. Je la roule entre mes doigts maintenant engourdis par le vent. Mon cœur qui se débat avec mes peurs, qui me roule dans la bouche, et le tricot des mots interdits se dénoue et se hisse jusqu’à toi. La petite roche au creux de ma paume. De la poussière sur mes mains.

Mars me dévoile la solution en disséminant des projectiles au cœur de la ville pour t’atteindre, une toute dernière fois. Je prends mon élan.

Parce que j’aurais envie que tu me lègues encore cette puissance perdue que je ne retrouvais qu’à ton contact, cette jeunesse atrophiée sur laquelle ta musique improvisait, cette vitalité bue à même tes lèvres qui m’avait fait danser sous une pluie diluvienne quand la canicule tombait ; parce que le poids de l’humidité sur mes épaules était un peu éprouvante, mais que ton silence pèse lourd depuis beaucoup trop longtemps ; parce que t’écrire des lettres de fond de tiroir, boire à la culpabilité, reconstruire mille versions améliorées de la tristesse et me confier à une bouteille à la mer jetée dans un lac aux États pour être certaine que tu ne la liras, ça ne suffit plus.

Au lieu de quoi, je laisse tomber la pierre méthodiquement devant chez toi, et attrape un Métrobus en suçotant lentement la honte comme un vieux bonbon jamais jeté depuis l’été. Les miettes continuent de se disperser dans les rues, mais il est trop irrationnel de chercher à les recoller, et Québec leur donnera bien une histoire plus digne que la nôtre.