dimanche 6 octobre 2013

Janvier sur février


Il est minuit moins le quart. Voilà cinq mois et vingt-six jours que j’attends. Que je stagne. Que je compte les heures qui s’égrainent jusqu’au matin et je manque de doigts. Je rumine mes regrets jusqu’à l’aube et il fait encore si noir ; je les rumine depuis toujours et jusqu’à l’infini. Ils ont perdu toute leur saveur, mais ils passent mieux avec de grandes lampées de gin tonic que je sirote dans l’absence. Dans ton silence. Double-dose d’alcool, jus de citron et tranches de concombre : ta recette, celle que tu m’avais donnée à la Saint-Jean, celle de ton verre que tu avais osé porter à mes lèvres en riant alors qu’il n’y avait plus que deux-trois centimètres entre nos vies. Avant qu’elles se touchent. Qu’elles se croisent. Qu’elles se fracassent.

Les regrets mâchouillés me donnent la nausée. Ils goûtent l’amertume et le sel qui s’était cristallisé sur ta peau un matin de juillet ; ils goûtent le vent glacial et janvier qui expire sous cette neige incassable. La fébrilité au bout de mon nez, les membres engourdis, l’ivresse me ramène ailleurs. L’espoir de te croiser au détour de mes pensées ; l’espoir que tu me reviennes d’un sourire, d’un souffle contre mon oreille, de trois coups brefs sur la résonnance de la porte de mon appartement.


Il est minuit moins quart. Février vient juste de commencer. Ça fait six mois que je t’évite. Que je te fuis. Que je m’épargne en rejetant toute trace de toi et du passé que je cherche à oublier. Mais tu reviens toujours pour me narguer. Pour me faire chier. Toi au bout de la pièce qui parles tellement fort que ça enterre mes anesthésies ; toi endormie sur mon divan aboutie là j’sais pas trop comment ; toi qui se fait inviter et cruiser par mes amis, et qui s’en rends même pas compte. Ou peut-être bien que oui. Je sais pas. Je m’en fous.
 
Mais ce soir, je suis tout seul à l’appart’ avec les restants d’ivresse d’un gros joint partagé tantôt avec Philippe, et une caisse de vingt-quatre quasiment complète que Charles a oubliée ici le soir de ma fête. Une caisse qui me convainc presque de la finir à grands coups, sous le grésillement d’un néon qu’on se promet de changer depuis l’été dernier. Depuis la Saint-Jean et le party qu’on avait organisé, que j’aurais dû choker pour faire un feu en région. Parce que je t’avais invitée, parce que je t’avais aimée. Et j’aurais pas dû.


Minuit moins dix, la nappe est pleine de miettes, mon dos se brise contre une chaise qui n’est faite que pour supporter le bonheur. Chet Baker a fini de jouer au fond de mon salon, le silence tombe comme une sanction dans l’appartement. Vide, creux et froid. Comme janvier qui se termine dans quelques jours.

J’ai croisé Charles à l’épicerie cet après-midi. Il s’achetait des Doritos et une caisse de vingt-quatre en prévision pour ce soir. Tout ça dans ses grosses mains fortes, le sac écrasé contre les canettes fraîches, l’efficacité maladroite. M’a demandé si je venais à l’appart’ ce soir. Non. Si je venais au moins au bar. A tenu pour acquis que j’y venais. Non, c’est mieux pas. Mon sourire désolé, le sourire de ma supériorité sur toi. Charles m’a quand même souhaité une bonne soirée. Mon cœur écrasé par ses grosses mains maladroites.


Minuit moins dix. La vaisselle sale encroutée sur le comptoir en mélamine, les fesses engourdies depuis trop longtemps immobiles sur nos chaises usées. On en a déjà trop brisé, réparé, racheté. Des chaises abimées d’avoir été trop souvent entassées contre les murs. Trop de partys, trop de bruit, trop de mots. Des fois, j’me sens un peu comme ces chaises-là. Je m’ouvre une bière, la pression projette de la mousse sur un coin du mur. Je m’en fous. Ils laveront. Ils avaient juste à pas partir là-bas, à pas trop vouloir me dire où ils allaient. Mais au fond, je le sais bien.

Charles est venu chercher les gars chez nous à soir. Ils ont bu un peu en se dégourdissant les mains sur la X-Box dans le salon. Ils m’ont un peu écrasé contre le mur, en parlant fort, en parlant de toi. Ils me regardaient du coin de l’œil, un demi-sourire mesquin, déterminés à me faire réagir. Mais je les laisse pas m’avoir. Comme d’habitude, je dis rien. Je fais rien. Je me ferme, je m’engourdis, je suis ailleurs. Un mécanisme peaufiné depuis l’enfance. Perfectionné grâce à toi.

Je fixe l’écran et regarde les petits soldats en pixels tomber sous les coups de feu. Je transpose vos visages, le tien et ceux de mes amis, puis je tire. En silence, les paupières baissées, je fais l’inventaire de mes forces et je les compte avec mes mains. Mais au fond, j’ai trop de doigts.

Ils ont claqué les portes en partant. Ils ont crié trop fort dans le corridor, les voisins vont encore se plaindre. À moi, évidemment, parce que c’est moi qui paie le loyer. Ils m’ont encore provoqué. Ils m’ont demandé si je voulais qu’ils te transmettent mes vœux. J’ai pris une grande respiration, et j’ai gardé mon fiel dans le fond de ma gorge. Le silence, c’est ma meilleure arme.


Minuit moins cinq, j’ai fini la bouteille de Bombay et me voilà bleue comme le verre épais qui contenait le gin. Ain’t Got Nothing but the Blues. Et des haut-le-cœur à ne plus finir. On a dû te faire bien boire, bien rire ; on a dû t’entraîner dans un tourbillon de lumières éparses jusqu’au bar où tu as dû secouer ton manteau criblé de givre mordant. Ton manteau bleu, comme ma bouteille. Ma bouteille vidée par janvier. On a dû te présenter à d’autres filles, la belle amie de quelqu’un, la cousine de l’autre. Toutes ces filles beaucoup plus belles que moi. Les yeux éclatants, le sourire en parenthèse et l’effleurement des doigts sous la table. Tu as dû boire encore, t’ouvrir un peu et t’embrouiller, des pichets de rousse financés par tes amis comme catalyseur de parole. On a dû se féliciter de t’avoir enfin redonné un peu de vie entre les cils, un peu de rire entre les dents, et contemplé l’ancien toi qui renaissait dans toute cette beuverie festive.

L’enfer s’est coincé en plein milieu de ma gorge, j’enfile mon manteau, le grand air balaie la nausée. Janvier m’est tombé dans les bottes, elles sont trop courtes, trop fragiles, et j’ai maintenant l’hiver sous la plante de mes pieds. J’ai peur de te croiser, peur de succomber, alors je prends la direction contraire à celle du bar. Je marche sur la rue Saint-Jean en m’attardant aux mégots écrasés contre le sol, aux pellicules de plastique sales et froissées, aux reçus de caisse abandonnés sur le pavé. Je regarde le sol parce que je ne veux plus voir les lieux où l’on s’est aimés. Où l’on s’est perdus. Nos miettes aux quatre coins de la ville, tout ce qu’il reste de nous. J’ai peur de te croiser autant que je souhaite te voir tourner le coin de la rue en ma direction. Ton pas qui tangue, les mains qui s’agrippent aux pierres froides des murs de la vieille ville. L’œil un peu vague, la neige incrustée dans cette barbe qui te mange les joues. Ton sourire, ton souffle contre mon oreille. Nos ivresses concomitantes. Ton retour fantasmé.

Mais il n’en est rien. Le cœur en trombe, je m’effondre contre la neige. Le spasme, le vomi, les convulsions incontrôlables. Les larmes qui tombent malgré elles, le gin tonic expulsé sur la chaussée. La neige sous les paumes, l’absurdité hivernale.


Minuit moins cinq. J’ai déjà bu deux autres bières et le néon vient de rendre l’âme. La cuisine est sale, elle sent la nourriture mouillée. J’ai mal au cœur, alors je me lève et je retourne dans ma chambre. J’essaie de jouer un peu de guitare. Sentir la vibration des cordes sous mes doigts. La profondeur de leurs plaintes qui résonnent dans la caisse. Le réconfort d’une silhouette quasiment féminine que je tiens. Que je fais résonner à ma guise selon l’endroit où je glisse mes doigts. L’absence totale de réflexions. Le rythme comme seul maître de mes pensées. Charlie Parker, ce soir. L’espoir d’un peu de tranquillité d’esprit.

Mais mes doigts suivent pas et les fausses notes se succèdent jusqu’au chorus, jusqu’à l’angoisse. Alors j’éteins. Je me couche. J’essaie de pas penser à toi. Tu dois être belle ce soir sous les lumières tamisées du bar. Tu dois avoir encore trop bu, tu te contrôles plus depuis un long moment, et je sais pourquoi ; mais au fond, tu cherches le plaisir. C’est ton moyen à toi de me déjouer. Tu dois rire, et faire de beaux yeux à tous ceux qui t’offrent des verres. Tu dois être contente de voir mes amis, et eux doivent s’amuser en glissant des coups-d’œil à ton décolleté. Peut-être que tu embrasses quelqu’un en ce moment, que ta langue glisse contre la sienne, que ses mains palpent tes seins et tes hanches. J’enrage, les ongles dans mes paumes. Laisse-moi tranquille. Reviens plus ici. Cesse de m’envahir.


Minuit. C’est ton anniversaire.
Minuit. C’est ton anniversaire.

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