dimanche 6 octobre 2013

Janvier sur février


Il est minuit moins le quart. Voilà cinq mois et vingt-six jours que j’attends. Que je stagne. Que je compte les heures qui s’égrainent jusqu’au matin et je manque de doigts. Je rumine mes regrets jusqu’à l’aube et il fait encore si noir ; je les rumine depuis toujours et jusqu’à l’infini. Ils ont perdu toute leur saveur, mais ils passent mieux avec de grandes lampées de gin tonic que je sirote dans l’absence. Dans ton silence. Double-dose d’alcool, jus de citron et tranches de concombre : ta recette, celle que tu m’avais donnée à la Saint-Jean, celle de ton verre que tu avais osé porter à mes lèvres en riant alors qu’il n’y avait plus que deux-trois centimètres entre nos vies. Avant qu’elles se touchent. Qu’elles se croisent. Qu’elles se fracassent.

Les regrets mâchouillés me donnent la nausée. Ils goûtent l’amertume et le sel qui s’était cristallisé sur ta peau un matin de juillet ; ils goûtent le vent glacial et janvier qui expire sous cette neige incassable. La fébrilité au bout de mon nez, les membres engourdis, l’ivresse me ramène ailleurs. L’espoir de te croiser au détour de mes pensées ; l’espoir que tu me reviennes d’un sourire, d’un souffle contre mon oreille, de trois coups brefs sur la résonnance de la porte de mon appartement.


Il est minuit moins quart. Février vient juste de commencer. Ça fait six mois que je t’évite. Que je te fuis. Que je m’épargne en rejetant toute trace de toi et du passé que je cherche à oublier. Mais tu reviens toujours pour me narguer. Pour me faire chier. Toi au bout de la pièce qui parles tellement fort que ça enterre mes anesthésies ; toi endormie sur mon divan aboutie là j’sais pas trop comment ; toi qui se fait inviter et cruiser par mes amis, et qui s’en rends même pas compte. Ou peut-être bien que oui. Je sais pas. Je m’en fous.
 
Mais ce soir, je suis tout seul à l’appart’ avec les restants d’ivresse d’un gros joint partagé tantôt avec Philippe, et une caisse de vingt-quatre quasiment complète que Charles a oubliée ici le soir de ma fête. Une caisse qui me convainc presque de la finir à grands coups, sous le grésillement d’un néon qu’on se promet de changer depuis l’été dernier. Depuis la Saint-Jean et le party qu’on avait organisé, que j’aurais dû choker pour faire un feu en région. Parce que je t’avais invitée, parce que je t’avais aimée. Et j’aurais pas dû.


Minuit moins dix, la nappe est pleine de miettes, mon dos se brise contre une chaise qui n’est faite que pour supporter le bonheur. Chet Baker a fini de jouer au fond de mon salon, le silence tombe comme une sanction dans l’appartement. Vide, creux et froid. Comme janvier qui se termine dans quelques jours.

J’ai croisé Charles à l’épicerie cet après-midi. Il s’achetait des Doritos et une caisse de vingt-quatre en prévision pour ce soir. Tout ça dans ses grosses mains fortes, le sac écrasé contre les canettes fraîches, l’efficacité maladroite. M’a demandé si je venais à l’appart’ ce soir. Non. Si je venais au moins au bar. A tenu pour acquis que j’y venais. Non, c’est mieux pas. Mon sourire désolé, le sourire de ma supériorité sur toi. Charles m’a quand même souhaité une bonne soirée. Mon cœur écrasé par ses grosses mains maladroites.


Minuit moins dix. La vaisselle sale encroutée sur le comptoir en mélamine, les fesses engourdies depuis trop longtemps immobiles sur nos chaises usées. On en a déjà trop brisé, réparé, racheté. Des chaises abimées d’avoir été trop souvent entassées contre les murs. Trop de partys, trop de bruit, trop de mots. Des fois, j’me sens un peu comme ces chaises-là. Je m’ouvre une bière, la pression projette de la mousse sur un coin du mur. Je m’en fous. Ils laveront. Ils avaient juste à pas partir là-bas, à pas trop vouloir me dire où ils allaient. Mais au fond, je le sais bien.

Charles est venu chercher les gars chez nous à soir. Ils ont bu un peu en se dégourdissant les mains sur la X-Box dans le salon. Ils m’ont un peu écrasé contre le mur, en parlant fort, en parlant de toi. Ils me regardaient du coin de l’œil, un demi-sourire mesquin, déterminés à me faire réagir. Mais je les laisse pas m’avoir. Comme d’habitude, je dis rien. Je fais rien. Je me ferme, je m’engourdis, je suis ailleurs. Un mécanisme peaufiné depuis l’enfance. Perfectionné grâce à toi.

Je fixe l’écran et regarde les petits soldats en pixels tomber sous les coups de feu. Je transpose vos visages, le tien et ceux de mes amis, puis je tire. En silence, les paupières baissées, je fais l’inventaire de mes forces et je les compte avec mes mains. Mais au fond, j’ai trop de doigts.

Ils ont claqué les portes en partant. Ils ont crié trop fort dans le corridor, les voisins vont encore se plaindre. À moi, évidemment, parce que c’est moi qui paie le loyer. Ils m’ont encore provoqué. Ils m’ont demandé si je voulais qu’ils te transmettent mes vœux. J’ai pris une grande respiration, et j’ai gardé mon fiel dans le fond de ma gorge. Le silence, c’est ma meilleure arme.


Minuit moins cinq, j’ai fini la bouteille de Bombay et me voilà bleue comme le verre épais qui contenait le gin. Ain’t Got Nothing but the Blues. Et des haut-le-cœur à ne plus finir. On a dû te faire bien boire, bien rire ; on a dû t’entraîner dans un tourbillon de lumières éparses jusqu’au bar où tu as dû secouer ton manteau criblé de givre mordant. Ton manteau bleu, comme ma bouteille. Ma bouteille vidée par janvier. On a dû te présenter à d’autres filles, la belle amie de quelqu’un, la cousine de l’autre. Toutes ces filles beaucoup plus belles que moi. Les yeux éclatants, le sourire en parenthèse et l’effleurement des doigts sous la table. Tu as dû boire encore, t’ouvrir un peu et t’embrouiller, des pichets de rousse financés par tes amis comme catalyseur de parole. On a dû se féliciter de t’avoir enfin redonné un peu de vie entre les cils, un peu de rire entre les dents, et contemplé l’ancien toi qui renaissait dans toute cette beuverie festive.

L’enfer s’est coincé en plein milieu de ma gorge, j’enfile mon manteau, le grand air balaie la nausée. Janvier m’est tombé dans les bottes, elles sont trop courtes, trop fragiles, et j’ai maintenant l’hiver sous la plante de mes pieds. J’ai peur de te croiser, peur de succomber, alors je prends la direction contraire à celle du bar. Je marche sur la rue Saint-Jean en m’attardant aux mégots écrasés contre le sol, aux pellicules de plastique sales et froissées, aux reçus de caisse abandonnés sur le pavé. Je regarde le sol parce que je ne veux plus voir les lieux où l’on s’est aimés. Où l’on s’est perdus. Nos miettes aux quatre coins de la ville, tout ce qu’il reste de nous. J’ai peur de te croiser autant que je souhaite te voir tourner le coin de la rue en ma direction. Ton pas qui tangue, les mains qui s’agrippent aux pierres froides des murs de la vieille ville. L’œil un peu vague, la neige incrustée dans cette barbe qui te mange les joues. Ton sourire, ton souffle contre mon oreille. Nos ivresses concomitantes. Ton retour fantasmé.

Mais il n’en est rien. Le cœur en trombe, je m’effondre contre la neige. Le spasme, le vomi, les convulsions incontrôlables. Les larmes qui tombent malgré elles, le gin tonic expulsé sur la chaussée. La neige sous les paumes, l’absurdité hivernale.


Minuit moins cinq. J’ai déjà bu deux autres bières et le néon vient de rendre l’âme. La cuisine est sale, elle sent la nourriture mouillée. J’ai mal au cœur, alors je me lève et je retourne dans ma chambre. J’essaie de jouer un peu de guitare. Sentir la vibration des cordes sous mes doigts. La profondeur de leurs plaintes qui résonnent dans la caisse. Le réconfort d’une silhouette quasiment féminine que je tiens. Que je fais résonner à ma guise selon l’endroit où je glisse mes doigts. L’absence totale de réflexions. Le rythme comme seul maître de mes pensées. Charlie Parker, ce soir. L’espoir d’un peu de tranquillité d’esprit.

Mais mes doigts suivent pas et les fausses notes se succèdent jusqu’au chorus, jusqu’à l’angoisse. Alors j’éteins. Je me couche. J’essaie de pas penser à toi. Tu dois être belle ce soir sous les lumières tamisées du bar. Tu dois avoir encore trop bu, tu te contrôles plus depuis un long moment, et je sais pourquoi ; mais au fond, tu cherches le plaisir. C’est ton moyen à toi de me déjouer. Tu dois rire, et faire de beaux yeux à tous ceux qui t’offrent des verres. Tu dois être contente de voir mes amis, et eux doivent s’amuser en glissant des coups-d’œil à ton décolleté. Peut-être que tu embrasses quelqu’un en ce moment, que ta langue glisse contre la sienne, que ses mains palpent tes seins et tes hanches. J’enrage, les ongles dans mes paumes. Laisse-moi tranquille. Reviens plus ici. Cesse de m’envahir.


Minuit. C’est ton anniversaire.
Minuit. C’est ton anniversaire.

mercredi 2 octobre 2013

Un jour, tout rentrera dans l'ordre. Un jour, on en reviendra. Un jour, toute cette histoire sera réglée, derrière nous, classée dans une boîte du passé qui ne suscitera aucune rancune ni peine.
Un jour, il y aura de l'espoir et ce sera à nouveau l'harmonie.

En attendant, copier-coller ces phrases. 1000 fois. 100 000 fois. En boucle dans ma tête. En boucle jusqu'à ce que ça se règle et que les larmes se soient taries.


mardi 27 août 2013

fiel & littoral

Je collectionne les victoires en attendant le reste. De toutes petites victoires, des sourires, des caresses au bas des reins, que je te brandis au visage en te tournant le dos. Je rejoins la faille en vomissant mon fiel aux toilettes, débarbouillée aux fonds de pichet, je t’en veux jusqu’au bouillonnement qui gronde, jusqu’à la déréliction, jusqu’au sanctuaire où j’expose mes souvenirs forgés dans le fer blanc. J’ai perdu le nord pour garder la face, mais j’ai fini par l’égarer elle aussi. J’ai retrouvé ma langue, je l’enfouis dans une autre bouche, plus belle que la tienne et juste devant chez toi, sous ta fenêtre restée ouverte. Je te déboîte au complet et je jette les morceaux là où on les avait cueillis. Je te détruis un peu plus chaque fois que les jours renaissent, ton image qui reste en moi se laboure de meurtrissures, ton silence dans une serviette et ces crachats ravalés sous la couette ; mais malgré tout, tu restes indemne, et c’est moi qui me détruis.

Ton visage est toujours une porte fermée, verrouillée à clé, celle que tu as avalée avec ta langue. J’ai perdu mon chemin jusqu’à chez moi, je ne connais que ton paillasson qui m’est désormais interdit. J’ai perdu mon chemin pour toutes les autres soirées où tu éviteras mes simagrées à l’extrémité, qui échoueront jusqu’à chez toi où j’aurai tous les mots à dire sauf les bons. J’ai perdu la face, le sud aussi, et les draps de l’été en désordre les ont engloutis. J’ai laissé la poussière s’affaler contre moi en construisant des châteaux que je ne connais plus à force de creuser. Je me suis laissée envelopper de sables mouvants en parcourant les étapes d’un voyage depuis longtemps terminé, une nuit par-dessus l’autre, l’enfer propulsé au gré du vent et expulsé par nos bassins.

Ta maison, je dois l’éviter toutes les nuits, j’y reviens toujours. Le vert, le rouge, le brun. Il y a bien quelque chose à saisir de tout cela, mais rien à faire. Il y a bien quelque chose à chercher, à trouver, mais je n’ai pas de boussole, tu l’as cassée. Il me reste seulement l’aiguille contre laquelle je me pique les doigts chaque fois que je la prends. L’aiguille qui pointe ta fenêtre, refermée.

Il y a le froid du nord, la brise de la rivière un peu plus loin, l’ambition démesurée. Il y a l’absence de pas, la solitude, l’enfer au bout du ciel. La lune descend. L’aube coule ses couleurs dans la nuit. J’ai envie de tuer tous ces bruits, tuer tous ces gens qui m’ont dit de lâcher prise, de m’écouter, d’écouter mon corps. Si j’écoutais mon corps, j’arracherais toutes les langues et j’escaladerais le mur à ta rencontre. Le corps brut du désoeuvrement. Les draps comme les vagues d’une tempête. Chair blanche sur nuit noire. Poils noirs sur jambes blanches. Elles croisent les miennes, des nœuds de membres qui se cherchent. Le souffle, l’odeur de renfermé. Ça sent la moisissure chez toi, et le sexe aussi, l’odeur du désir, du sperme qui jaillit sur les peaux en trois ou quatre coulées blanches.

Ici, ça sent l’iode et l’alcool. L’herbe et la grève. Je n’ai plus de doigts dans les miens, je roule mon crayon jusqu’à la brisure. Le ressac des vagues, le vent dans les cheveux, les souvenirs s’immergent dans la mer grise au bout du quai. J’ai froid. J’ai froid de toi, de ton visage déchiré comme une photo. Ici, ça sent l’iode et le sel, et je m’ennuie de l’odeur de moisissure sur les murs. De celle des joints éteints sur les lèvres. De celle de la sueur sur la peau humide de trop de plaisir de trop de désir de trop d’empressement d’enfermement dans une histoire en boîte, sans but ni fin.

Je regrette mon inconstance. Je voudrais effacer le temps avec une gomme bleu novembre. Je voudrais effacer l’herbe et le passage des saisons, le lit en pagaille, la barbe sur les joues. Je voudrais chanter la guerre, la guerre ouverte que l’on s’est déclarée dans une soirée où l’on ne s’est pas parlé.

Je voudrais te détester pour t’aimer dans le désordre.

J’ai cassé le squelette de nos souvenirs ratés, ils se sont cachés sous le paillasson, là où gisait autrefois la clé que tu as avalée. Le papier et le vent seuls s’en souviennent, et ils les conservent bien au chaud pour les jours où j’ai oublié de prendre une veste.

Je me tricote des jours heureux avec un visage de porcelaine. Je recouds ma virginité comme une punition. Parce que j’ai peur. Parce que je t’aime.

Je mijote mes sentiments sous vide avec l’ennui et les fleurs calcinées. Je résous les énigmes dans ma tête, mais je n’ai jamais eu d’instinct logique et mes solutions sont les mauvaises. Je n’écoute que les vagues, tes vagues, les vagues que tu fais naître sur mon corps en extase. Le sel, l’iode, le sable, tout coule en sueur sur les peaux chaudes. Une scène de genre où deux corps nus se dévorent dans l’ivresse.

La mer a effacé la peinture et la laque.

Au fond, il n’y a qu’une histoire de peau qui expulse l’alcool et la laideur des fins de soirées. C’est dégoûtant, tes ongles font mal et je t’aime encore plus dans la rage, dans l’ivresse. J’ai mal aux jambes, j’ai mal au cœur, j’ai mal à l’avenir où tu es encore de trop, encore absent. J’ai mal aux yeux à force de les détourner. J’ai l’enfer dans le bas du ventre, l’absence de ton sexe en moi me donne la nausée et je joue mon malheur sur un piano droit. Je me rentre des aiguilles sur le bout de mes doigts. J’aime mieux avoir mal parce que comme ça, tu ne disparais pas.

Ton odeur est celle du vent. Ta voix est celle des marées.

J’ai peur du temps, j’ai peur des autres peur de toi. J’ai peur de mon corps, de mes kilos d’oubli, de ma rétention d’alcool sur les hanches. J’ai peur de relire, mais c’est ce que je fais toujours parce que je relis les mots gorgés d’iode et de brouillard qui me parlent de toi.

J’ai peur de la solitude alors je te blesse je te fais honte je t’humilie pour que tu ne m’oublies jamais. Jusqu’à ce je devienne ton enfer. L’enfer, c’est chaud, brûlant, c’est ta présence dans mes draps, c’est ta chaleur entre mes cuisses, et voilà que de cet enfer recréé jaillissent la mer, les vagues, le sel, le vent marin, une autre vie.

Je collectionne les victoires en attendant le reste. Le cœur sur la corde à linge, mon fiel expulsé aux toilettes.

dimanche 11 août 2013

ressentir ma vie s'écrouler, en regardant les pierres s'effondrer une à une.

pis rien pouvoir faire.

lundi 8 avril 2013

Printemps sur la ville


« J'aimais cette fille en cette saison qui nous appartenait,
et qui était loin d'être finie. » – Sur la route, Jack Kerouac


Le vent frais de mars soulève la poussière comme un soupir en majeur, et entasse la neige contre les murs en petits tas bien sages, bien sales. Saint-Roch la grise devient soudainement dorée dans le couchant, mon écharpe se déroule avec mes souvenirs à mesure que mes pas foulent tous ces endroits lourds de sens, lourds de silence ; lourds de toi et moi, ce nous fantomatique qui adhère sous ma langue sans que je n’arrive à en déloger l’âpreté. Le printemps éparpille les miettes de mes histoires rafistolées au gin tonic, et je les regarde s’échapper sur les dalles poussiéreuses de la rue Saint-Joseph qui s’éveille avec le soleil de mars. L’odeur du printemps, la terre froide qui respire enfin et moi qui m’enivre de tous ces souvenirs qui ont poussé à même les murs de la vieille ville. De la mauvaise herbe dans les craques des parois, qui ouvre les écluses, et qui déverse toutes ces images que j’ai peine à retenir depuis que le froid nous a fracassés jusqu’à l’oubli ; et je cueille ces restes de nous que mars enfouit sous les derniers monticules de neige, comme pour me remémorer que l’été jouait à cache-cache avec le temps, et que tu t’es tapi quelque part où tu parviens peut-être un peu à m’oublier.

Les dalles poussiéreuses de Saint-Joseph s’étendent comme une pellicule abîmée où s’inscrivent nos heures mortes depuis trop longtemps, heures tronquées par l’ivresse et la chaleur oppressante d’un été que ne refroidissait qu’un vent de nouveauté. Le sable et la neige s’entremêlent, la pointe de mes souliers se couvre de fange jusqu’à Dorchester, et j’entreprends malgré l’heure le pèlerinage de ma culpabilité.

 L’escalier du Faubourg à remonter, vivre à rebours. Cet escalier que je ne descends qu’en pensant à cette nuit humide volée au monde, ta main sur mes hanches pour évacuer le tango de notre ivresse, des confidences éthyliques sur ces bancs déserts, noyées dans ces baisers dont je ne me rappelle qu’à moitié. La curiosité qui m’étouffe, ou peut-être n’est-ce que mon cœur qui bat trop vite sous le poids de l’essoufflement. Je m’assois là où je m’étais reposée, ma main sur les laques froides qui accueillent désormais ton absence. Mon cou tendu vers la gauche mais, cette fois, il n’y a que le vent où enfouir mon visage. Un vent froid teinté d’or, il est presque cinq heures, juillet est loin derrière maintenant, et pourtant j’ai encore la sensation brouillée de ton flanc chaud contre mes paupières. Les nuits chaudes et humides, la sueur parfumée au Jägermeister, mon babillage incessant pour masquer la nervosité et la détresse qui me clouaient au premier banc du bord, entre ce petit bar sur Saint-Jean et ta presqu’île d’appartement. Des phrases improvisées en solo, et ton accord tacite comme une basse continue, ta voix chaude de contrebasse que je n’ai jamais su écouter derrière mon empressement à me déterrer un peu d’espoir derrière la douceur de tes doigts. Les mots que l’on garde pour soi pour jauger ta constance, des mots qui ont spolié ta confiance, et qui sont les seuls dont je me rappelle dans ma quête impuissante jusqu’à toi. Mars renaît et fait fondre la glace, chuchote dans mon cou des phrases que tu as peut-être dites, et je me construis un semblant d’histoire d’amour avec quelques clichés épars qui n’auraient jamais eu autant de portée si tu avais d’emblée parlé.

Me lever, remonter Sainte-Claire la frigide en allumant une cigarette. Fumer pour ne plus réfléchir, fumer pour oublier. Expirer la boucane comme si les souvenirs allaient s’étouffer avec elle. Suivre l’inégalité du pavé où titubent nos deux fantômes un peu fous, de plus en plus proches dans la pâleur presque scandinave dans la fumée de mes cigarettes. Mon ascension croise leur dérive, je les méprise du coin de l’œil, dans cette larme presque figée où reluit tout ce mélodrame retenu qui les attend en bas, dans une chambre poussiéreuse en désordre. Au lieu de quoi, je détourne le regard vers cette porte zébrée et leur laisse revivre cette comédie qui éclatera dans quelques semaines, dans une odeur de sexe, de marijuana et de saleté.

Le parvis mort de l’église, la rue Saint-Jean que j’avais dévalée pour te retrouver parce que j’étais en retard de m’être battue avec mon mascara et des sentiments mort-nés. Des éclats de jazz captés devant le Fou Bar, ta silhouette un peu triste à Place d’Youville devant une fête africaine devant laquelle tournaient peut-être les mots que tu n’osais pas encore me dire. Mais en ce moment, il n’y a que la patinoire où s’entassent des enfants maladroits et le vide au creux de mes paumes. Jeter le mégot au coin Saint-Angèle, tourner sur la côte du Palais, contempler la Place d’armes que l’hiver m’empêche encore d’atteindre : mais à quoi bon, cette fois, escalader le muret jusqu’à la vue panoramique – il n’y aura plus de silence paisible, de Kilkenny sirotées clandestinement, de mots qui s’agrippaient au bout de mes lèvres et que je taisais de toute petites gorgées de bière.

Arcade Fire me revient en tête, et je fais comme si j’avais pensé à ces paroles à ce moment, trente degrés et fin-juillet, lors de l’irruption policière et inopinée de ces drôles d’adolescents qui fourrageaient derrière nous.

We ran our bikes to the nearest park
Sat under the swings and kissed in the dark
We shield our eyes from the polices’ lights
We ran away, but we don’t know why

S’enfuir en riant, débouler jusqu’au parc Victoria et à la candeur initiale. Les feux de la ville plein la tête, le Cirque du Soleil en background. La sensation fraîche des canettes contre mes lèvres, et le goût crémeux de la Kilkenny qui me ramène toujours à cette balade nocturne près de la rivière à te déballer mes angoisses de petite intellectuelle à la recherche d’elle-même. S’asseoir par terre sur les berges de la Saint-Charles, pieds nus vers l’eau sombre, nos yeux qui s’agrippaient parfois en triomphant sur cette timidité de gamins.

L’amour aurait pu goûter la bière irlandaise en cannes et l’eau à demi salée de la Saint-Charles. Il aurait pu naître au bout de tes cils, si j’avais osé chercher ta main dans ce parc où notre histoire n’aurait jamais dû se vautrer. J’aurais dû m’appuyer sur ton épaule, te prendre la main, poser ma bouche sur le bout de tes doigts ; j’aurais dû combattre ma peur, mes principes idiots et surtout cette peine d’amour absconse que je traînais encore derrière nos ébats. Mais il était déjà trop tard, tu n’étais plus qu’à demi présent, et je me crée désormais des histoires avec ce qui n’existait alors même plus.

La Saint-Charles est toujours sereine, sur l’heure du souper, et elle commence tranquillement à sentir l’été au travers toutes ces effluves printanières.

Des soirs à effacer dans les aléas d’une promenade en ville, cet été mort qui s’effeuille et qui renaît malgré les reliefs de la neige de mars. La neige fond, je redécouvre les miettes que notre empressement a tuées. Un été à ravaler avec les mots en trop, à oublier avec la renaissance du printemps. Mars qui fond, ton souvenir qui reste.

Le soleil se couche, du Prince-Édouard s’illumine de lampadaires et des phares des voitures ; ma présence ici n’est qu’un leurre, et ton absence brille encore plus fort. Marcher jusqu’à de la Couronne, griller une deuxième cigarette pour masquer l’envers d’un chagrin usé à la corde. Tes doigts sur des cordes de guitare, tes doigts sur le piano, tes doigts sur mon corps redevenu vierge de tous les autres avant. Respirer la fumée, et oublier ; souffler sur les enseignes, contourner les passants, accélérer le pas en baissant les yeux. Je sais où mes pas me mènent, je flanche sous la pression, et me voilà devant ton drôle d’appartement brinquebalant à toiser maladivement ta fenêtre. Fermée et sombre à ce temps-ci de l’année : comme nous deux.

Le mur de la bibliothèque est froid, mais le support qu’il offre à mes jambes flageolantes et mon émoi en pagaille compense bien pour sa température. Mes yeux clos, mes sentiments dévoilés dans la pénombre, je suis à nouveau dans cet entre-toit ensoleillé où toute la poussière valsait au-dessus de notre semblant d’amour.

Ta main sur ma cuisse comme un sceau de possession. Ta bouche sur ma paume comme pour retenir le trop-plein, et le transformer en un soupir de désir.

Faire l’amour maladroitement sur un matelas drôlement confortable. Faire l’amour en riant, aux prises avec nos teints de lendemain de veille et nos corps gourds. Faire l’amour en silence, avec une haleine des joints fumés hier et la musique de Pink Floyd en sourdine. Faire l’amour en évitant de se regarder, ton piano et tes guitares comme catalyseur d’ardeur jusqu’aux ongles dans ton dos. Faire l’amour pour une dernière fois, en tripotant les restants de passion qui nous avaient rivés l’un à l’autre, un soir moite de juin qui a collé aux laques de ton plancher poussiéreux.

De la lumière à ta fenêtre. Je recule dans l’ombre, mars dans les bottes, les pieds imbibés par la slush et l’ennui, l’œil aux aguets et le souffle rauque contre les briques ocre. Je ne veux pas être surprise et pourtant, qu’est-ce que je fais là, devant chez toi, statut de glace à contempler avidement la fenêtre de ton appartement ? Statut de glace carnavalesque, statut de sel qui personnifie toutes ces larmes que je n’ai pas osé verser. Je jongle avec les mots mordillés, les phrases sans but devenues lambeaux sous la langue. Une pierre cueillie à mes pieds, toute fraîche et polie contre mes mains. Je la roule entre mes doigts maintenant engourdis par le vent. Mon cœur qui se débat avec mes peurs, qui me roule dans la bouche, et le tricot des mots interdits se dénoue et se hisse jusqu’à toi. La petite roche au creux de ma paume. De la poussière sur mes mains.

Mars me dévoile la solution en disséminant des projectiles au cœur de la ville pour t’atteindre, une toute dernière fois. Je prends mon élan.

Parce que j’aurais envie que tu me lègues encore cette puissance perdue que je ne retrouvais qu’à ton contact, cette jeunesse atrophiée sur laquelle ta musique improvisait, cette vitalité bue à même tes lèvres qui m’avait fait danser sous une pluie diluvienne quand la canicule tombait ; parce que le poids de l’humidité sur mes épaules était un peu éprouvante, mais que ton silence pèse lourd depuis beaucoup trop longtemps ; parce que t’écrire des lettres de fond de tiroir, boire à la culpabilité, reconstruire mille versions améliorées de la tristesse et me confier à une bouteille à la mer jetée dans un lac aux États pour être certaine que tu ne la liras, ça ne suffit plus.

Au lieu de quoi, je laisse tomber la pierre méthodiquement devant chez toi, et attrape un Métrobus en suçotant lentement la honte comme un vieux bonbon jamais jeté depuis l’été. Les miettes continuent de se disperser dans les rues, mais il est trop irrationnel de chercher à les recoller, et Québec leur donnera bien une histoire plus digne que la nôtre.

vendredi 8 mars 2013

Il faut confronter. Vomir le morceau, peu importe comment ça sort.
Te vomir dessus, aussi, si je le pouvais.

Demain je te parle. Je te dis tout ce que j'ai sur le coeur depuis le mois d'août, parce qu'un moment donné, ça suffit.

Et je l'écris ici pour être sûre de ne pas choker derrière 3000 pichets de bières.

Oh lord !

lundi 18 février 2013

Café chaud et matin frais

Faut que je me l'avoue, je trouve pas ça facile, ça fait presque 7 mois et je décroche pas plus que toi, je ne veux plus trop te voir non plus parce que je sais pas comment agir quand tu es là. Je suis toute maladroite, j'ai un peu chaud, je ne sais plus si je dois te parler, t'ignorer, te blesser, ou agir comme si ma vie était rocambolesque et que je t'avais pas mal relégué au fond d'un passé pas important.

Je me fais encore des scénarios comme une fillette, et j'espère que tout ça va un jour s'arranger, parce que les conflits et incompréhensions laissés en suspend, c'est quelque chose qui me vrille la conscience jusqu'à l'insomnie, jusqu'à l'alcoolisme, jusqu'aux cris d'impuissance étouffés dans mes oreillers. Je confronte, tu fuis ; mais quand il n'y a plus personne à confronter, ou plutôt, quand la personne a fui, fuit constamment, c'est difficile de confronter le ciel, tu sais. 

Alors je me fais des scénarios et je revis tout dans ma tête, en me demandant comment les choses auraient viré si on s'était compris dès le début. 

Mais on a tous un grand échec existentiel et amoureux qui reste au fond de nos gorges, et je comprends de plus en plus que c'est peut-être au fond ces quatre ou cinq semaines de summer fling d'emblée spolié qui sont mon échec. Et je lis Marie Uguay en revivant tout à rebours, en accompagnant les souvenirs de ses mots qui sont tellement justes. 
« Il neige encore, un tel silence me désordonne. Je suis une cloison de toutes parts. Nul geste en moi, nulle projection vers un autre monde. Je vois l'univers fragmenté en mille lieux insignifiants (ou porteurs du même message, de la même douleur). Je ne voudrais pas que vous confondiez votre silence et le mien. Je sais que mes cheveux, mes mains, mes yeux n'ont qu'un seul cri. Vous, vous êtes la fuite vers le chaos. Moi, je suis l'immobilité séculaire, l'acharnement du désir. Ne me fuyez pas à nouveau, ne demeurez pas une énigme pour moi. Je n'ose poser une seule question, je suis au bord de vous comme au bord de l'infranchissable. Prise d'une pudeur dérisoire, de la peur de faire un faux geste qui vous éloignera, de m'insinuer dans un lieu qui ne veut pas de moi. Je suis au bord de vous comme au bord des larmes. »

samedi 9 février 2013

Cheers darlin'

Le plus dur, dans le fond, c'est savoir que ça aurait pu aller plus loin, mais peut-être pas quand on y pense, mais être certaine de rien parce qu'on s'est jamais rien vraiment dit, ou tu m'as jamais vraiment rien dit parce que moi j'étais sûre que tu t'intéressais pas à moi pour vrai, juste pour avoir quelqu'un dans ton lit qui souhaite pas s'engager. Too sad to give a fuck, comme dans la chanson de Bright Eyes. 

Et tu me fuis plus fort que jamais, et tes amis m'invitent plus, un peu penauds, parce que t'es trop mal et je comprends toujours pas pourquoi tu capotes encore après 6 mois et demi de « rupture » pour une romance édulcorée à la bière, de gros max' 4-5 semaines. 

Mais j'apprends les choses en retard, j'arrive trop tard, et il faut que je fasse comme si je te connaissais pas quand je te croise no where au concert et que tu es assis dans le banc juste en arrière de moi, et il faut que je me taise et que je ne te dise pas tout ce que j'avais prévu te dire la prochaine fois que j'allais te croiser parce que tu étais avec ta mère. Pis y'a toujours ben des limites à avoir l'air folle. Parce que, t'sais. Ta mère. 

Et là tu t'éloignes, on est plus loin qu'on n'aurait jamais pu l'être autrement, que j'aurais jamais crû tomber ; et y'a l'autre gars qui me texte tout le temps et moi, comme une imbécile, je pense encore un peu trop à toi, toi mon rebound un peu maladroit, toi que j'ai aimé un peu à reculons un matin cuisant de juin, mais que je n'arrive pas à extraire de ma tête.

Mais ce soir, j'arpenterai encore les bars avec un beau sourire et un maquillage impeccable, parce que l'alcool est une consolation comme une autre, et c'est quand même mon anniversaire, où tu étais venu l'an dernier et où tu ne seras pas ce soir. Et je constuirai sur tes débris et avec les mots noyés dans la mousse des pichets une version améliorée de la tristesse.

mercredi 23 janvier 2013

« Dans le fond, vous vouliez tous les deux la même chose, vous vous l'êtes juste jamais dit. »

samedi 19 janvier 2013

haïkus de janvier I


Vivre à la p’tite cuillère
Janvier dans les bottes, le froid au bout des doigts
Du givre sur la langue jusqu’au mutisme.

*
 
L’alcool comme une poix sur la peau
L’ivresse cuvée, la fumée par les narines, le silence
Et ton nom caché en dessous.

*

Battre du Rien en neige
Le battre jusqu’à ce qu’il devienne tempête
Une tempête dans un verre d’eau
 
*
Délire verbal dans la mousse des pichets
Tellement de mots, et si peu de choses qui comptent
Le silence est un lendemain de veille.
 
*

L’été s’immisce jusqu’au trop-plein
Histoire fragmentée qui se suspend à la pointe de mes cheveux
L’hiver clôt nos paupières à jamais incomprises.

*

La douceur de tes yeux sur mes joues
Le vertige d’un moment où les mots appelaient la folie et l’enlacement des doigts
L’amour qui goûte la bière noire et l’eau de la Saint-Charles.

*
 
Le vide au creux du dos
Les rendez-vous manqués, l’orgueil et l’angoisse de la fatalité
La soûl-itude, ma vieille jumelle.

*

La bière noit la culpabilité
Tu reviens sur la pointe de ma langue en trois syllabes
Et me lègue un monde éteint entre les paumes.

*

L’été renaît chaque matin.
L’espoir d’une deuxième chance dans le secret moite de ton entre-toît
Je tisse ma prison avec la lenteur d’une machine à café.

*

L’hiver creuse la distance de nos mains
Les blessures du vent qui t’éloignent de nos étreintes anecdotiques
Le vertige de l’immobilité.

*
 
L’hiver brûle mes dernières réserves
Les miettes de mes brouillons dispersés à travers les bars
Une version améliorée de ma tristesse.

*

Les jeux de mains matinaux
Les mots étouffés dans une quinte d’orgueil mal placé
Un été gaspillé dans nos étreintes expédiées.

*

Janvier griffe chaque parcelle de ma peau
L’intimité me manque jusqu’au bout des larmes
Les poings serrés sous le cuir des gants.

*

Le tricot des mots que tu m’interdis
Se déroule à rebours et fait en boucle le tour de mes pensées
Sans écharpe, janvier me vrille sur place.
 
*






jeudi 17 janvier 2013

Pensées d'autobus

On chantait les mêmes chansons quand on ne se connaissait pas, et aujourd'hui, je chante encore toute seule.
Vivre dans ma tête, c'est être proche d'une réalité qui n'existe plus, et oublier qu'on est plus loin qu'on ne l'a jamais été.

vendredi 11 janvier 2013

sur-place

Je griffonne dans l'insomnie.
Des explications de fonds de bouteilles.
Tout ce que je ne sais pas comprendre, parce que je ne te connais pas.

Parfois, pour ne pas se noyer, il faut faire du sur-place jusqu'à bout de souffle.

mercredi 9 janvier 2013

Cette lettre que je ne t'enverrai jamais

Salut,

Je t’écris comme si j’allais ne jamais t’envoyer cette lettre. Parce que, de toute façon, c’est ce que je vais faire. Ne rien t’envoyer, ne rien te dire, ne plus rien essayer. Laisser ça mort. Comme j’ai voulu faire depuis le début. Comme j’ai essayé de faire depuis le début. Me taire, par orgueil. Et parce que, au fond, toi aussi tu te tais. Tu t’es toujours tu. Même les premières fois, sûrement, quand on buvait ensemble jusqu’à ce que les rires effacent le reste et brouillent mes souvenirs. Les rires qui restaient, parce que c’est tellement plus facile, et agréable, de déconner ensemble. Et moi je complique tout avec mes mots en trop, mes mots sérieux, trop lourds, qui enlèvent le goût de rire et de boire des pichets jusqu’à pas d’heure. Les mots justes, au mauvais moment, mais qui font fuir. Et maintenant que les rires sont définitivement morts, et que l’amertume demeure malgré l’hiver, je n’ai plus le choix d’y aller avec la parole. De forcer la parole, pour extraire le morceau. Le vomir. Cracher le méchant. Nous dire les vraies choses, ce qui s’est réellement passé, ce que tu as réellement pensé. Confronter le passé, pour mieux l’évacuer. Parce que je suis restée scotchée chez toi une nuit trop chaude de juillet où j’ai encore trop parlé, et j’ai envie d’en sortir. Suivre le cours du temps normal, moi aussi. Sentir l’hiver et le froid sur mes joues, boire pour le plaisir et non pour oublier la culpabilité, dissiper les relents de cynisme qui teintent chacun des regards que je porte sur les choses.

Parler, c’est pas trop ton truc, je sais. C’est pour ça que je n’insiste plus. Que je me tais, depuis cinq ou six mois. Avec quelques égarements, des tentatives pour rendre les choses moins lourdes entre nous, mais rien de plus. De la bonne conscience, que j’essayais d’avaler, sans me compromettre. Mais la tristesse reste ; elle est encore là, comme un morceau qui ne veut pas passer et qui vient à bloquer la respiration. La langue bridée, le sourire de convenances. Je résistais, je raisonnais. Toute seule à serrer les poings. À m’amuser avec les autres. À t’ignorer aussi, pour me sentir un peu plus forte, un peu plus en contrôle. À faire comme si ton silence m’importunait seulement par sa lourdeur. C’est tellement lourd, le silence…

Mais arrive un temps où il faut se rendre à l’évidence. Où il faut parler. Et voilà, je me rends, je n’en peux plus, je n’y arrive plus. J’ai l’insomnie qui égraine toutes les combinaisons possibles qui nous ont menés là où nous en sommes, j’analyse les raisons potentielles qui te rivent là où je ne suis pas, et j’ai besoin des explications que ma faible connaissance de toi ne possède pas. Ce malaise que tu ressens visiblement en ma présence m’est insupportable, et je ne sais plus par où passer pour l’atténuer. Je n’en peux plus.

Il me faut comprendre. Pour cela, il faut que tu m’expliques véritablement ce qui en est. Ce qui en a été.

Pour moi, tout a été dit, l’important du moins. L’honnêteté au prix de la délicatesse, peut-être, mais il m’apparaissait primordial de te dire que les chemins étaient pour moi bloqués. Que je n’arriverais pas à m’investir totalement quand j’avais le nom de l’autre au bout des lèvres à chaque moment, toujours sur le point de l’évoquer. J’étais égoïste, j’en conviens, j’ai pris cette attention que tu me donnais pour me reconstruire un semblant de moi-même, j’ai cherché ma vengeance personnelle dans le désordre de tes draps, je souhaitais qu’il apprenne notre idylle chaque fois que tu me ramenais dans tes bras, en cuillère, et que tu jouais lentement avec chacun de mes doigts. Et quand les premiers émois ont timidement vu le jour, derrière une façade badine qui goûtait la bière noire et sentait l’eau de la Saint-Charles, il était trop tard. Tu n’étais plus là. Refermé à jamais dans un silence meurtrier. Les yeux éteints.

J’ai crû bien faire sur le moment ; le recul et ton attitude m’ont fait comprendre le contraire. Ton attitude fermée, fâchée, blessée. Une rancune silencieuse que je ne comprends qu’à la lumière d’informations glanées ça et là, d’ailleurs un peu contradictoires selon les versions. Un silence oppressant que je voudrais confronter, que je voudrais déchirer jusqu’à ce que tu me laisses entendre les raisons réelles de ton tourment.

Tu m’as permis de rebounder, je devrais t’en être reconnaissante. Au lieu de quoi, j’ai l’angoisse au bout des doigts et toute la misère du monde à t’oublier.

Parce que je pense encore terriblement à ce qui s’est passé. J’y pense comme je n’aurais jamais crû un jour y penser. Je regrette mes gestes, ma distance, mes hésitations de fille perdue. Ton humour, ta présence, la douceur de tes mains. Le mauvais timing. L’incommunicabilité. Les rendez-vous manqués, peut-être, si j’en crois à ce que l’on m’a dit des soirs de beuverie.

Au fond, même si on s’est à peine connus, et que la bière lavait toujours nos conversations au lendemain, tu me manques.

Et si c’est vrai que tu t’intéressais à moi beaucoup plus que je ne voulais le croire, que tu attendais plus de patience et de présence de ma part, je voudrais que tu acceptes mes excuses. Des excuses exagérées peut-être, qui arrivent trop tard, quand tu es sûrement ailleurs et que tu n’as rien à faire des doléances d’une fille too much qui s’imagine t’émouvoir avec son trop-plein de mots. Mais si mon honnêteté t’a un peu rebuté, si elle t’a empêché de nous faire « cliquer », parce que je parlais tellement que ça en devenait turn-off, de mon ex en plus, j’ai quand même encore foi en elle pour espérer un peu plus que les autres fois. Les mots, ça reste du texte, c’est abstrait, ça ne veut peut-être rien dire, mais pour moi, ils pèsent. Et je ne sais plus quoi faire pour combler le vide qui pèse si lourd au creux du ventre.

Je voudrais tellement que tu me parles. Le silence est de plomb, et j’ai tellement envie de revenir en arrière, de retirer mes paroles, de me crouler en toi jusqu’à l’oubli complet. Je laisse tomber l’orgueil comme un vieux vêtement sur le parquet. Je laisse tomber ce que j’ai bien pu dire aux autres.

Je te regarde, et c’est l’inconfort que je vois. Le malheur. La colère, sourde, malsaine. Celle qui reste longtemps, le couteau au creux des yeux. Et les regards que tu évites, et les allusions que tu ignores. Et le gouffre qui se creuse, et toi qui s’éloigne.

Il est trop tard. J’aurais voulu savoir que tu voulais plus. Que tu t’intéressais à moi comme femme, et non comment dévidoir d’hormones à embrasser à temps perdu. Que tu m’écrivais des petites phrases drôles, souvent peu pertinentes, pour m’incorporer un peu dans ton quotidien. Que l’engagement, ça t’aurait sûrement plus intéressé que ça, mais que le rôle du pansement post-rupture, ça ne te disait rien. J’aurais voulu savoir, et les choses auraient peut-être tourné différemment, pas au vinaigre et à la rancœur en tout cas.

Il est trop tard. Tu m’évites, me méprise, et je te vois de moins en moins dans l’étalement statique des jours. Tu ne penses plus à ce qui s’est passé, me fuis par habitude, peut-être, ou pour les raisons qui sont les tiennes et que je n’ai toujours pas comprises. Tu as oublié, tu penses à autre chose, tu as peut-être quelqu’un, la fille rouge de l’autre soir, et je ne te convaincrai pas de sitôt de m’accorder une seconde chance.

Mais l’insomnie a de ses lubies, et je n’ai pas encore appris jusqu’où pousser ma luck.

Je ne sais pas si tu sais à quel point je t’estime encore, malgré tout, mon opportunisme, ta rancune, nos différends.

Je ne sais pas si tu comprends l’importance de mon sentiment d’impuissance et la douleur de devoir subir ton silence.

Ma gorge est sèche, mes yeux aussi. Mais j’ai le poids du monde en moi, et tout me revient toujours en tête, des bribes cinématographiques de moments partagés dans le secret d’un entre-toit, la sensation indélébile de ta bouche sur mon épaule.

Explique moi que tout cela cesse. Raconte-moi tes raisons, tes impressions, que je retrouve un peu de sommeil dans le vide de mon lit.

Six mois de silence, et rien n’est mort.

Tu me manques comme tu ne devrais pas me manquer.

Voilà. Je t’ai écrit comme si j’allais ne jamais t’envoyer cette lettre. Parce que, de toute façon, c’est ce que je vais faire. Me taire encore. Sourire pour la forme. Faire la tournée des bars, et feindre le plaisir. L’insouciance. Étouffer le flot de paroles que je te dois. Puis laisser l’hiver atrophier à jamais nos langues gelées, et enterrer toutes ces choses que nous ne sommes pas dites sous la terre glacée de janvier.