vendredi 16 novembre 2012

Duet Tacet II



« Dès que nous avons vraiment quelque chose à nous dire, nous sommes obligés de nous taire. »
Le silence des humbles – Maurice Maeterlinck


Octobre naît d’une pluie froide, d’une tasse de thé noir qui me tient éveillée ; d’un air de jazz qui se dissipe dans ma tête, et de ton silence que je n’ai qu’à meubler en attendant le reste.

Je noircis un tout petit cahier, dans un café désert près de chez toi. Des pages bigarrées qui se froissent dans le fond de mon sac, les pistes que tu me refuserais peut-être même pas si j’osais te les demander ; celles que tu ne comprends peut-être même plus, à force de me les cacher. Au lieu de quoi, je les invente, je les griffonne. L’orgueil des dents crispées en un sourire comblé. L’automne, l’odeur des feuilles, le froid sur mes joues. Les feuilles mortes qui s’amoncèlent sous mes pas ; les souvenirs et les regrets aussi, comme dans cette chanson de Prévert, et les ressacs odorants de la terre froide qui me font revivre l’été à rebours.

L’appartement surpeuplé, les jeux de paumes jusqu’à la victoire, un peu d’affection réaffirmée dans le secret d’un entre-toit. La naissance de quelque chose.

Juillet avait été beaucoup trop chaud, et pourtant, c’est dans ses matins les plus brûlants que nous nous aimions. Avec les cheveux qui me collaient à la nuque et la sueur dans ton dos, jusqu’à la surface rugueuse de tes tempes ; le lit en champ de bataille, là où gisaient les reliefs de nos vertiges, un peu épars. Des vapeurs de lendemain de veille, et le soleil sur ton toit qui assourdissait le temps, qui engourdissait nos sens. Des jeux de mains en silence, chacun de mes doigts lentement enlacés aux tiens.

Notre histoire est celle du malheur : celui qui m’a rivée à toi par mesure d’y échapper ; celui qui t’a fait peur dans mes gestes, qui t’a dérobé à la répétition d’histoires trop connues ; celui qui reste en suspens, quand le désir se frustre et le silence demeure.

Juillet était trop chaud, mais la bière fraîche contre le palais. Je meuble ces semaines d’automne à me remémorer celles que l’on a bues, la blanche froide du Sacrilège, quelques Kilkenny dans un parc, une stout bien tassée dans Saint-Roch. L’alcool comme prélude et essence à nos rencontres, parce que la timidité nous oppressait et qu’il est plus légitime de se dévoiler lorsque l’on risque de s’oublier au lendemain.

Et je parlais. À jeun ou ivre, je parlais. Tout le temps, je te racontais n’importe quoi, ce qui me passait par la tête, ce que j’avais envie de te partager, des choses qui ne se disent pas, parce que je me vautrais dans ton écoute et dans le creux de ton bras, là où je percevais le lointain écho de ton cœur qui battait. Qui battait, une percussion parfois irrégulière, comme improvisée, ta vie pour un instant enfouie en moi, comme les soirs chauds d’été que l’on voudrait croire éternels et qui finissent par mourir à l’aube, dans une soudaine percée de soleil.

Juillet écoulait ses jours, suintant d’humidité sur les corniches de ton toit où nous étions grimpés une nuit. En silence, la fumée entre les non-dits, la musique de Django Reinhardt dans ma tête en sourdine, la ville qui se couchait sous son ciel vert. J’ai en mémoire les inscriptions écaillées sur ton t-shirt, les lacets défaits entre tes chaussures et l’odeur âcre de l’herbe se consumant entre nos doigts. Ta main que je n’osais prendre, la distance de tes cils, nos respirations hachurées, en syncope. Octobre s’échoit sur mes épaules en pluie froide, et je ressens encore la lourdeur de juillet sous la caresse de ton regard, image rivée à ces jours d’ennui que je traîne derrière ton silence.

Les mots te font peur, et ils me sont le bouclier que je brandis contre les assauts du vent. Tu crains la parole qui blesse plus qu’elle n’apaise, et je m’en sers pour te rejoindre, pour te rattraper au détour d’une soirée. Ton silence au coin de la table, les phrases que je vomis trop fort pour un coup d’œil. Qui ne vient jamais, ton regard fixé au loin, ou sur tes mains fermées, comme toi.

Et je gribouille dans l’attente. Petit lexique des mots incompris. Petit cahier que je noircis de pensées passées, petit cahier dans lequel naissent tous ces mots qui nous ont manqué.

Juillet était trop chaud, et juin le précédait, un juin de froideur et d’indifférence. L’été timide, ta maladresse houblonnée, les rires cueillis au bout de tes blagues, et tout ce qu’il fallait boire pour que tu oses ainsi poser ta main sur la mienne. Les regards captés, complices, les œillades étonnées des amis. La musique trop forte, parfois, et il fallait se pencher dans le flou du moment pour se comprendre ; se surprendre, peut-être, de la précipitation des choses – enfin, je l’étais, cette complicité anecdotique qui a rapidement perdu pied, un chavirement brusque en zone sinistrée, un baume sur mes nuits fanées.

Ces pichets de Scotch Ale, aussi, dont on s’était, l’un des premiers soirs, enivrés, parce que les billets sortaient de tes poches comme de l’eau, et que la bière recollait un peu les miettes de mon été sans but. Le goût sucré et âcre jusqu’aux remords, jusqu’à l’analgésie complète des démons contre un matelas de sol un peu gras. Les caisses de six, les mélanges maison, la lourdeur sirupeuse des Jägerbomb, les soirs d’ivresse mis bout à bout au creux de ma tête, la poussière soufflée sur nos langues. L’ennui tassé, quelques semaines baroques jusqu’au bout de la nuit. Les premières grandes chaleurs dans mon dos, en cuillère. L’engourdissement jusqu’au trop-plein, jusqu’à l’étouffement, les sentiments alambiqués. Le début de la fin.

Les idylles défilent en clichés anciens, épars et anachroniques, dans mon petit cahier de moleskine.

Tes adieux expirés, les explications incertaines. Mon incompréhension étonnée. L’amour colmaté, une toute dernière fois, dans la moiteur excessive des draps en désordre. Ton profil étranger, un rictus en virgule, la bouche tordue par les remords.

Je n’ai pas taché mes joues, le collagène et le khôl ont scotché l’orgueil jusqu’à mon sourire de convenances. Je n’ai pas pleuré, parce que ton désarroi pèse beaucoup plus lourd sur tes épaules que ma confusion fardée. Je ne t’ai pas envoyé tout ce que je t’ai écrit, je n’ai rien terminé de ce que je t’ai dédié, je me contente des choses laissées en suspens qui ne retombent jamais. Comme la pluie lourde d’octobre.

Juillet était trop chaud, mais toujours préférable à cet août de pacotille et au prélude de ton mutisme. À ta froideur déroutante à trente-cinq degrés. Au gel de nos sensations, sur une table quelque part, entre deux pichets. À mon pas titubant jusqu’à mon appartement vide. Aux trois heures du matin qui sentent la pluie, la solitude et le sel. À l’engourdissement confortable, à Pink Floyd en boucle. Au vin rouge et à l’ennui ressassé. À tout ce qu’on a jamais su se faire comprendre, rivés dans notre orgueil et nos propres pensées en carrousel.

Au fond, j’ai peut-être un peu peur des mots moi aussi, ceux qui portent en eux la vérité, ceux qui me dévoileraient que je t’indiffère jusqu’à ne plus te rappeler pourquoi tu te tais encore. Ils me font peut-être autant peur qu’à toi, et j’en use pour oublier que cette parole nue m’effraie. Je la confronte avec insolence, arrachant les mots de mes dents, un à un, leur signification éprouvée dans ma vulnérabilité affamée. Trop de mots, et ton visage détourné vers la ville. Octobre tombe, les migraines et l’insomnie s’égrainent dans le petit cahier trimballé partout. Le duo finit de jouer, le bar se vide, ma vie s’étale sur le pavé, jusqu’à chez-toi où j’ai eu la malchance de ne rien oublier, si ce n’est qu’un peu de ma dignité entre ton matelas et la poussière du parquet. Octobre s’étire, je n’arrive plus à reprendre mon souffle entre deux œillades hasardeuses, et les mots ne servent peut-être au fond plus à rien, sauf à t’enterrer dans ton silence de roi. Un silence où tu te réappropries les miettes, où tu recentres l’éclatement en un nœud au creux de ta gorge ; et mes mots qui s’y butent, ceux par lesquels je me dépossède en toi, mais où tu me prends encore, sans le savoir. Une autre œillade au fond de la salle.

Octobre s’abat sur la ville, une lourde pluie froide qui justifie toute la torpeur de juillet, et soudainement, je comprends. Le décalage, les rendez-vous manqués, les mots qui sont restés en suspens dans ton entre-toit ; ta colère, ton silence, ton enfermement dans la certitude que je t’ai arraché un morceau de cœur pour panser mes angoisses ; mon orgueil, ma maladresse, l’incapacité qu’ont eu les mots à traduire l’ampleur d’un deuil, d’un infime espoir, de la naissance d’un sentiment d’emblée spolié. Nos cœurs qui ont vibré par temps, par à-coups, nos cœurs qui n’ont jamais su comprendre la mutualité de leurs désirs derrière la façade brute des corps.

Comme deux musiciens qui auraient joué la mauvaise partition, sans s’écouter. Comme un duo tacite, silencieux, transi par la peur de se mouiller d’une fausse note. Comme deux instrumentistes qui refuseraient de s’accorder, par peur d’abîmer leur rutilance.

J’ai beau le comprendre, mais mon petit cahier me dicte qu’il est trop tard, et tu ne m’écoutes désormais même plus. Ton toit est vide, ton esprit ailleurs, et novembre oublie dans la fange tout ce que juillet aurait pu semer sur le bout de nos lèvres.

Une autre histoire tuée par cette tendre indifférence du monde.