jeudi 17 novembre 2011

Fille de novembre

« Quand c'est tout ce qu'on a, mal, c'est tout ce qu'on peut faire, je suppose...»
Dévadé - Réjean Ducharme

Novembre était tombé sur toi comme une sanction.

Il faut connaître mai et ses arbres en fleurs pour sentir tout le poids de novembre. Il faut avoir espéré jusqu’à cette douleur fugace au creux de l’aine pour savoir encore résister sous le ciel lourd de cendres. Il faut avoir partagé l’ivresse pour boire la coupe jusqu’à la lie, et c’est comme si une pluie terreuse déborde tout de même de tes lèvres, encore. Tu te sens coupable de mille morts, chacune sous forme d’images immobilisées au bout de tes cils. Un automne suspendu à la pointe de tes cheveux. 

Tu as d’abord cherché à comprendre. Il a dû y avoir une raison aux ambitions démesurées, aux promesses matinales, aux sourires ébouriffés, à l’écume au bout de tes ongles. Maintenant, tu te bornes à te novembrifier. Femme pétrifiée de novembre, femme perdue dans un outre-monde de plomb. 

Tu tisses ta prison avec la lenteur d’une machine à café. 

Tu déambules parfois le long de la rivière, ombre grise parmi la grisaille qui n’en finit plus de croître. Tu as toujours froid désormais ; aucune veste de laine ne sait réchauffer le grain de ta peau comme ces quelques chiffons, égarés par le temps, qui ne t’appartiennent d’ailleurs même pas. Ton orgueil s’y est crocheté, et tu l’as perdu du vue. L’orgueil ; le reste aussi au fond. Un billet doux tombé sur la Saint-Charles, un monde éteint entre tes paumes où la cire s’est figée.

Tu as toujours froid, maintenant. C’est une mauvaise habitude que tu as gagnée au profit d’un peu d’affection sur ton épaule, quand l’été devenait automne précoce. Mais tout ça est vain, tu le sais trop bien. Ton ombre continue sa route sur le pavé inégal, loin des rires de mai et des premiers émois de juin.

C’est novembre. Tu achètes des écharpes de couleurs pour colmater l’absence sur ta nuque. Le lainage gratte ton cou comme tes souvenirs, les franges lacèrent tes joues d’opale et tu te vautres dans un treillis multicolore de soie, de coton. 

Tu perds ta vie contre les dalles frigides, tu t’abandonnes sur le parvis des églises désertes en attendant que le jour écoule ses heures, une seconde à la fois. 

Tu glisses parfois une œillade timide à ton reflet dans la glace. Un visage de novembre, avec des cernes qui ont poussé sous tes yeux et un teint crayeux de lendemain de veille. Les vestiges d’une lueur cristallisée au fond de ton iris, la dernière de l’été. Puis les images se bousculent, et tu reprends la route pour éviter ce goût de bière noire au point de ta langue, la chaleur d’une paume sur ta joue offerte au vent.

Les images te poursuivent jusqu’aux tréfonds de ton sommeil. Alors tu veilles, avec du café très noir et des vieux albums de Dylan en boucle. Novembre s’étire dans les dernières lueurs du jour, s’endort contre ton plancher.

Tu déposes des pétales séchés sur le bord de ta fenêtre quand le soir tombe. Des morceaux de pensées bleues et mauves qui s’égrainent en tachant la cloison de flocons violet, qui te servent à la fois de calendrier et de collection vaine. Tu n’as jamais collectionné quoi que ce soit, des billets de concert, des tickets de métro, mais ça ne compte pas. Ce sont des souvenirs, des clichés ressuscités contre l’écran de tes paupières lorsque tu les soupèses entre les pans de ton porte-monnaie, dans les trajets de bus trop longs entre la Basse-Ville et l’Université.

Non, les pétales, c’est autre chose. Une lubie, une distraction, quelque chose à triturer quand tu attends que la nuit meure à la lueur de la fenêtre. Tu en poses une par jour, gentiment derrière sa précédente. Tu cherches un sens, un passe-temps, une preuve tangible que le temps passe, que la vie se dégrade lorsqu’on la laisse à elle-même et que novembre finira, comme toute chose, par mourir.

Tu bois ton café très noir et très corsé jusqu’à tard dans la nuit. Tu attends l’heure bleue, celle qui est si belle lorsqu’elle est partagée en fin d’été, celle qui te vrille encore le cœur de baisers morts à la base du cou, de caresses négligées sur tes cheveux salés. Tu attends l’heure bleue en te refusant au sommeil. Par esprit de représailles, peut-être, parce que tu n’as jamais su te refuser au bon moment de toute façon.

Mais l’heure bleue, elle n’existe pas en novembre : elle est grise et sale et froide, un ciel de plomb qui pèse comme un couvercle, une enclume au creux du ventre.

Il fait froid maintenant. Tes écharpes t’emmitouflent, car les draps blancs que tu possèdes sentent trop fort la trace d’un passé révolu. Tu dessines parfois des croix sur le givre de la fenêtre à défaut d’y tracer des cœurs et les initiales de tes fantômes. L’amour, tu dis, c’est pour les adolescents, pour les imbéciles heureux qui errent stupidement au soleil, pour ces branleux qui attendent toute leur vie et finissent par se caser avec n’importe qui pour la forme, parce qu’il faut bien s’acheter un bungalow et fonder une famille. L’amour, c’est l’excuse des terrorisés qui n’arrivent pas à confronter la viduité existentielle et qui cherchent, à tâtons, d’y donner sens.
Tu n’y crois pas, mais ça te soulage de le penser.

Tu écris des poèmes sur des cartes postales que tu envoies valser à la poubelle, une masse informe de carton froissé parmi les débris. Des fragments griffonnés au hasard qui parlent d’herbe synthétique sur des paupières, de jeux d’eau qui ressemblent à ta vie et de la paille qui se retrouve dans des yeux gris. Gris de plomb, comme de la poudre de novembre au bout de tes doigts.

La voix éraillée de Dylan te traîne jusqu’au lit, où tu finis tout de même par arracher quelques heures à la nuit. Novembre a raison de toi.
Et au matin, tu te tires quand même du sommeil pour vaquer à tes études avec le peu d’entrain qui te reste. Tu fardes tes cils de noir, d’épaisses couches de khôl qui obstruent les larmes et pallient à la fausseté de ton sourire. Ta mère te reproche de ne pas sourire assez, mais y a-t-il quelque chose dont ta mère ne t’a jamais reproché ? Lui aussi, un soir de mai, t’avait fait cette remarque… mais à quoi bon, maintenant ? Il faut feindre le jeu de la vie et attendre, cantonnée dans le quotidien qui roule quand même. 

Mais souviens-toi, fille de novembre, que les choses n’ont pas toujours été ainsi. Que le nom que tu attends jusqu’à l’aube sur ton téléphone jadis t’indifférait, parfois t’exaspérait. Que les visages se succèdent avec les mois, que novembre, ce n’est que trente jours à traîner dans la fange, et que la vie est ailleurs, en décembre, là où le renouveau est possible.

Rappelle-toi, fille de novembre, que même s’il n’y a plus de royaumes, que le temps te semble fermé et que les chemins s’effondrent sous tes pas, quelqu’un pense à toi. Toi qui n’es plus que le dernier trait de l’ombre de toi-même, toi qui carbures sur tes dernières réserves, toi qui grattes tes souvenirs jusqu’à en extraire les derniers sourires, tu n’es pas seule.

Le printemps existe, fille de novembre, à quelque part sous les feuilles séchées et recroquevillées au coin des rues. Le soleil blanc finira par descendre et devenir poussière de neige, et décembre lavera la cendre qui s’est déversée sur tes vingt ans.

Et la main de papier que tu froisses entre tes écharpes quand tu te traînes lourdement jusqu’à ta vie n’est peut-être plus qu’un chiffon, que tu balanceras de toute façon bientôt dans la Saint-Charles.